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Jean-Claude Carrière parle de Louis Malle

Quelques jours après la mort de Jean-Claude Carrière, Le Blog documentaire a publié en ligne un entretien que ce dernier m'avait accordé en mars 2018. Le voici ici : http://leblogdocumentaire.fr/nos-archives-jean-claude-carriere-evoquait-amitie-creative-louis-malle/.


Bunuel, Carrière, Malle

L'entretien s'était déroulé chez le scénariste de Amadeus, dans son salon. Il vivait dans un bel hôtel particulier au fond d'une cour silencieuse de Pigalle. La demeure était d'ailleurs raccord avec l'aspect traditionnellement sulfureux des environs puisqu'elle avait servi, dans le passé, de maison close. Il se trouve que c'était la seconde fois que je venais chez lui. La première fois j'étais étudiant en Cinéma documentaire, j'avais 23 ans, j'effectuais un stage d'assistant cadreur pour une émission télé d'actualités culturelles et avec une journaliste et un caméraman nous étions allés l'interviewer pour évoquer sa pièce Les mots et la chose. Pièce que je n'avais ni lue, ni vue. Et auteur que je ne connaissais pas du tout. C'est plus tard que j'ai appris le scénariste et l'essayiste que j'avais alors croisé. Il m'avait semblé affable, sympathique, disponible. Certes, il vivait dans un décor de nanti, ses revenus étaient visiblement très confortables, mais il ne s'était pas comporté avec nous en bourgeois hautain qui méprise les autres du haut de sa célébrité. Nous avions aperçu sa compagne, une Indienne. J'avais supposé naïvement qu'il avait beaucoup voyagé en Inde. Alors qu'ils auraient pu tout aussi bien s'être rencontrés ici, en France. Les préjugés spontanés ont la vie pérenne. En fait, j'avais vu juste. Ma condition de stagiaire, de sous-fifre en formation, ne m'avait pas autorisé à un échange plus poussé que le bonjour et l'au revoir de circonstances, mais j'avais intégré dans un coin de mon esprit ce lien entre Jean-Claude Carrière et l'Inde. Sur le pallier avant de partir, il nous avait informés que la prochaine personne qu'il allait recevoir dans l'après-midi était Fanny Ardant. On l'enviait, il le savait très bien, il en joua malicieusement.

Dans les années qui ont suivi, ce n'est qu'en glanant deci delà que j'en appris davantage sur Jean-Claude Carrière - sans pour autant me passionner pour son œuvre. J'allai en Inde en 2010 sans avoir son Mahabharata dans mon sac à dos. J'écrivis mon essai en 2016 sur la série documentaire de Louis Malle, l'Inde fantôme, sans savoir qu'ils avaient été amis. Ce n'est qu'un an après que je découvris qu'ils se connaissaient bien, en m'apercevant que c'était Carrière qui avait signé la préface des carnets de voyage indiens de Louis Malle (Gallimard, 2005). Et comme j'organisais alors une table ronde sur L'Inde fantôme, j'avais cherché à obtenir ses coordonnées. C'est par l'intermédiaire du président de l'association Les comptoirs de l'Inde, structure organisatrice du salon L'Inde des livres à la mairie du 20ème, que je parvins à récupérer son email. Il me rappela quelques jours après que je lui eu écrit, je n'entendis pas la sonnerie de mon téléphone, j'étais en train d'errer à Marseille, près du Vieux-port, c'était l'hiver, son message me confirmait qu'il acceptait bien volontiers de me parler de "Louis". Le temps de trouver, de repousser sans cesse, de reprogrammer une date, ce fût donc trois mois après que je pus m'asseoir dans son salon. Cette fois-ci, ce n'est pas sa femme Indienne que j'entrevis, mais sa femme de ménage asiatique. Je lui avais envoyé quelques mois plus tôt mon essai, il m'avait répondu un bref et amical: "Je crois que vous avez dit l'essentiel". Tout était dans le "Je crois", qui indiquait sans l'avouer qu'il n'avait sans doute lu que le début. J'avais depuis lors feuilleté, de mon côté, des extraits de quelques uns de ses livres, comme on tente de corriger une ancienne ignorance : Désordre (2012), notamment la partie consacrée à Louis Malle, ainsi que Les Années d'utopie - 1968-1969 New York-Paris-Prague-New York (2003), en particulier ses souvenirs de Mai 68 (car il n'était pas impossible qu'il y évoque le cinéaste). J'avais également regardé en dvd le documentaire Jean-Claude Carrière, l'enchanteur (2010). Je sortis d'ailleurs tous ces ouvrages de mon sac pour les étaler sur la table basse devant nous, comme pour lui signifier que j'avais potassé le sujet, mais ça n'avait pas eu d'effet. Il était simplement heureux de parler de son ami Louis. De parler du passé. Il m'avait écrit : "Il ne se passe guère de jour sans que je pense à Louis", et il me le répéta à nouveau. Il répondit plusieurs fois au téléphone pendant l'entretien, des gens le sollicitaient pour participer à tel ou tel événement, comme je l'avais fait moi-même, et il semblait sincère à vouloir répondre à leur demande, s'arranger pour que cela se fasse. Il ne savait pas ce qu'était le Blog documentaire, il n'y avait sans doute pas jeté le moindre coup d'oeil, il m'avait simplement fait confiance. J'avais appris depuis qu'il venait du monde paysan, et non de la Bourgeoisie cultivée citadine, et je crois bien qu'il avait su conserver dans sa meilleure version, la plus ouverte, ce naturel sans façon qui caractérise parfois le milieu rural. Il partait aisément dans des digressions, des anecdotes, des souvenirs qu'il avait déjà racontés ailleurs, à l'écrit c'est certain, à l'oral certainement. Je laissais dérouler sa parole avec plaisir et politesse, jusqu'à la prochaine question qui faisait en sorte de le ramener à Louis Malle, à l'Inde, à L'Inde fantôme. La Cinémathèque Française venait de commencer une rétrospective "intégrale" consacrée à la filmographie du réalisateur de Ascenseur pour l'échafaud, il ne fallait pas perdre de vue la principale raison de cette discussion. Pourtant, les propos recueillis à cette occasion ne furent pas publiées dans la foulée. Nous venions déjà de sortir un article sur L'Inde fantôme, cela faisait trop pour le directeur de publication du Blog documentaire. L'idée était d'attendre qu'un autre prétexte se présente, une diffusion télé de la série indienne de Louis Malle, ou une ressortie du dvd, qu'importe, cela finirait bien par arriver. Sauf que non. Ce fût finalement sa mort qui constitua cette occasion attendue. Un hommage posthume.

Bien sûr, le peu que je connaissais et que j'ai vu de ce vieil homme les deux fois où j'ai pu le rencontrer en vrai était infime, très limité, par rapport à ce qu'il était entièrement. Il est possible, pourquoi pas?, tout est possible, qu'on finisse par apprendre des aspects peu reluisants de sa personnalité comme de sa vie, des secrets immoraux ressortant de l'ombre, des dossiers compromettants, que sais-je. Il se trouve que ma connaissance également restreinte de son œuvre n'a toujours pas fait de moi son adepte passionné. Mais en l'état actuel et parcellaire de mon humble entendement de cet individu qu'était Jean-Claude Carrière, je continue à penser, comme je l'ai pensé à l'issue de cette discussion, alors que je venais de quitter cette grande demeure située hors du bruit et du rythme habituel de la grande ville, tout en me dirigeant vers la station de métro la plus proche, qu'il serait formidable, épatant, que je puisse aussi bien vieillir que lui. Que je puisse évoluer vers ce qu'il semblait être : un homme âgé accompli, encore curieux, visiblement assez gentil et modeste envers son prochain pour ne pas avoir l'attitude d'un vieux con.

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