"L'atelier du réel" ou l'étonnant plaisir de réaliser des podcasts
"L'Atelier du réel" est la série de podcasts développée par le Blog documentaire : ce sont des entretiens avec des acteurs du milieu du cinéma documentaire, essentiellement des cinéastes… que leurs œuvres ou leurs activités soient destinées aux salles de cinéma, à la télévision ou seulement visibles sur Internet. Chaque épisode, constitué de trente à quarante minutes de conversation, permet de saisir leur manière de travailler avec le réel. Vous retrouvez toutes ces interviews à cette adresse : http://podcast.ausha.co/l-atelier-du-reel
Depuis quelques mois, je me suis mis à réaliser des épisodes de cette série. Le texte ci-dessous va tenter d’expliquer pourquoi et comment ce nouvel exercice me procure tant de plaisir.
C’est assez récent, c’est même tout frais ; à l’heure où j’écris ces lignes je n’en suis qu’au cinquième épisode réalisé par mes soins, mais je me rends compte à chaque fois combien je prends plaisir à élaborer ces entretiens audio « balado-diffusables ». D’où vient ce plaisir ?
Il est évident que l'exercice est pour moi beaucoup plus aisé à effectuer que celui qui consiste à écrire une analyse critique. L’écriture, même quand elle s’écoule limpide et ample, reste laborieuse ; rétive, téméraire, elle ne se donne jamais facilement. Il est clair aussi qu’il est plus simple de faire du mixage son que du montage d’images. Ce dernier comporte davantage de contraintes, de contrariétés même, moins de liberté, moins de maîtrise, que le mixage son. Il me semble donc évident que, pour résumer, c’est le son qui entraîne ce plaisir. Le son seul. Le pouvoir que procure la seule gestion de la matière sonore. Sa malléabilité.
Par ailleurs, ce plaisir simple s'explique sans doute parce que les règles qui définissent l’Atelier du réel sont réduites à l’essentiel, puisqu'un entretien n’est pas un documentaire sonore, on ne jongle pas avec de multiples pistes, on n’est pas embarrassé d'un trop grand nombre d'obstacles. De même, je ne connais jamais le syndrome de la page blanche. Je peux poursuivre la réalisation d’un podcast à des heures habituellement peu adéquates avec une certaine efficacité créative, le soir par exemple ; même après une journée bien remplie il m’est possible d’avancer malgré tout – ce que m'interdit l’écriture. Même fatigué, même courbaturé, même vaseux, ça marche, j’ouvre mon projet dans le logiciel de mixage et je reprends là où j’en étais. Alors, imaginez ce que cela me procure aux heures idoines, celles propices à la concentration et l'immersion que réclame la créativité, quand le matin avec du temps libre devant moi, sans aucun dérangement, casque sur les oreilles, je m’adonne à mon podcast en cours. Ce vaste bonheur, ce plaisir de loup solitaire, voire d’ermite résolu. Cet enchantement pour celui qui affectionne la pénombre, la réclusion positive, loin du tumulte de la réalité, hors-saison de façon auditive, abrité de la météo sonore du jour. C’est un plongeon voluptueux à chaque fois.
Ce plaisir-là a ses propres spécificités, oui. Il y a tout d’abord, à l’origine, un film documentaire dont le visionnage a suscité le désir d’en savoir davantage. Par conséquent de poser des questions à la personne qui l’a réalisé afin d’obtenir des réponses : sur la genèse de cette œuvre, son déroulé, ses intentions, les choix qui ont été effectués tout au long de sa fabrication. Il y a donc à partir de ce désir une première étape qui consiste à formuler les questions qui ont éclos dans mon esprit. Pour l’instant, je ne suis pas du tout certain d’obtenir un rendez-vous avec le ou la cinéaste mais sans attendre, pour rester dans la chaleur engendrée par le visionnage, dans la belle humeur née d’avoir regardé un bon film, il y a cette première délectation qui provient de la formulation des questionnements, formulation que je crois alors la plus fidèle et la plus sincère possible. Mais formulation non définitive. J’évoquais le déroulé d’un film, mais pour lister ces interrogations sur le papier un plan est tout aussi nécessaire. Les questions se bousculent dans mon esprit, dans le désordre, il convient donc de les ordonner selon un sens, selon une construction. C’est une étape très agréable, le réel n’a encore rien perturbé, on conçoit là un scénario idéal de l’entretien que l’on souhaiterait mener avec le ou la cinéaste – cette personne qui détient le pouvoir d'éclaircir les quelques brumes interrogatives dans lesquelles plane encore son film.
L’interview est étonnamment – oui, je suppose qu’une telle affirmation peut surprendre – le chaînon de la réalisation d’un podcast le moins plaisant pour moi. Le souci de la technique, de sa bonne utilisation, a de quoi gâcher ce moment humain, trop humain en réalité, de la conversation. La rencontre et la conversation. C’est trop réel. Les bruits parasites ne peuvent pas encore être effacés. L’ambiance, le rythme, la fluidité dépendent des circonstances du moment – autant de soi-même que d’un autre être humain ; mais aussi de la relation qui s’instaure entre les deux sujets, l’intervieweur et l’interviewé. Il faut assurer. Cette pression distillée infuse l’échange et ne permet pas de le suivre comme je le souhaiterais. La machine à enregistrer nos propos est là pour nous rappeler que le dialogue ne vaut pas pour lui-même mais pour être entendu ensuite par d’autres oreilles. Difficile de se concentrer vraiment sur les réponses apportées, difficile aussi de rebondir avec agilité sur une idée émise, sur une anecdote relatée, sur une expression lâchée au cours d’une réplique. On tente de suivre bon gré mal gré le scénario de l'entretien idéal que l'on s'était figuré auparavant mais il faut savoir improviser, sauter une question ou même plusieurs, soit par abandon catégorique soit peut-être pour mieux y revenir plus tard. Il convient aussi de les reformuler, ces questions que l’on savait pourtant bien éphémères. Seulement, il est ardu de trouver sur le coup, dans le flot du réel, une formulation encore plus adéquate, encore mieux troussée, en somme une formulation qui réponde parfaitement bien, emboîtement sublime, à la réalité des réponses – sur lesquelles, je le répète, on peine à se focaliser comme il le faudrait. Dans ce cas, la reformulation spontanée est souvent malheureuse, elle sort hésitante, bégayante, remplie de ces « euh » traînants qui hachent le tempo. L’entretien devrait être le summum du plaisir lors de la réalisation d’un podcast, ce devrait être le grand moment, celui de la Rencontre, mais pareillement à l’étape du tournage d’un film située entre son écriture et son montage, c’est toujours décevant – et il est évident que cela n’a rien à voir avec les qualités propres aux talentueux et généralement passionnants cinéastes interviewés.
Ce n’est qu’à la réécoute, une fois la piste de l’entretien importée sur la time-line du logiciel de mixage que je peux enfin prêter attention à ce que l’on m’a raconté. Que je peux enfin savoir pour de bon comment ont été éclairées les brumes qui enveloppaient mon esprit suite au visionnage du film. Là, oui, je me concentre véritablement. Et toute parole, tous les mots prononcés, les inflexions de la voix, les attaques ou les fins de phrases, même la salive avalée, la gorge qui se clarifie, tout prend de l’importance. Toute la matière est là, on ne va pas reprendre rendez-vous pour compléter, rajouter, développer, il faut faire avec ce que l’on a alors capturé et c’est ainsi que, coupé du monde, le plaisir renaît. Jamais même il n'a été aussi fort depuis le visionnage, ce plaisir à malaxer une source verbale désormais définitive - et pourtant si malléable. L’univers ne se limite plus qu’aux lignes oscillantes que j’ai sous les yeux et qui s’étirent ou se rétractent à ma guise. Cette absence de choix illimités est en somme, bien qu'il s'agisse en apparence d'un paradoxe, un bienfait intérieur, un baume créatif. Chaque son visualisé par des crêtes montagneuses ou des vallées herbeuses ou des successions de pics acérés est une douceur pour le regard. L’équation parfaite entre ce qui a été enregistré – et qui peut se réécouter à l’infini – et les reliefs visuels qui s’admirent sur la time-line y contribue, c'est certain. Le son et sa représentation graphique correspondent si bien, si parfaitement que, comme un enfant devant une prouesse technique, je suis encore hypnotisé par cette alchimie. Prisonnier satisfait de l’unique matière que j’ai à disposition, et que je manipule avec l’ivresse tranquille des inventeurs face à leur créature ou leur marionnette, c’est le moment où, par l’artifice, par la manœuvre et par petites touches, je m'active à redonner à cet entretien un naturel encore plus grand, encore plus fluide que le naturel "réel" qui l'a souvent guidé de façon vacillante. Il s’agit de reconstruire l’échange en gommant tout ce qui peut en gêner l'écoute. Il s'agit finalement de retrouver, après-coup, cette interview idéale qui s'était égarée en cours de route. On ratiboise, on efface, quelquefois on déplace un groupe de mots, en somme on corrige le désordre - assez logique - que possède de temps à autre un discours oral quand il n'est pas écrit au préalable.
Il est intéressant de constater que les mots ici possèdent désormais un ancrage spatial, presque territorial, alors que, durant l'entretien, ils n'étaient pris que dans une unique dimension temporelle : au fond ils se suivaient les uns après les autres mais exclusivement dans le temps. Là, on leur offre une place concrète dans un lieu, celui de la time-line.
C'est à ce stade de la réalisation du podcast qu'il arrive souvent que je réenregistre mes questions sous une nouvelle formulation, en fonction de la réponse apportée. Ce n'est jamais un complet changement, c'est plutôt une légère amélioration. Mais elle fait néanmoins toute la différence pour l'auditeur. Les questions ne sont d'ailleurs pas seulement mieux écrites, elles sont aussi mieux dites, mieux prononcé. Celui ou celle qui les entendra ne se focalisera que sur leur sens, et non sur la forme empotée, ankylosée qu'elles ont pu revêtir dans le flot trébuchant du réel. C'est là également où l'on insère des extraits de la bande-son de l’œuvre documentaire dont on parle : sur l'échelle de Richter du plaisir, c'est à ce chaînon-là qu'est attribué la plus belle note tant ce jeu est réjouissant. Ce n'est plus seulement un dialogue entre deux voix, c'est aussi une conversation avec un troisième invité, une tiers-personne non-humaine, le film lui-même qui vient compléter ce qui a été avancé. Il convient de tenter de trouver l'extrait parfait pour l'implanter à l'instant parfait. L'idée est de devancer ou parachever une explication, une anecdote ou un souvenir afin de l'illustrer ; afin de lui donner de la chair auditive ; afin de venir enrichir une conversation sur un film par l'atmosphère du film en question ; afin que tout se réponde (questions, réponses, extraits), correspondances en pleine harmonie. C'est une étape logique mais quel bonheur! Oui, voilà que je lâche le point d'exclamation, car j'ai besoin d'un allié pour décrire combien, parvenu à cette phase-là, l'ivresse est complète. Avec nos trois pistes, il convient ensuite d'égaliser les niveaux, d'inclure des fondus, de parfaire la fluidité. Il faut réécouter chaque saut d'une piste à l'autre, retravailler les transitions si besoin, les emboîtements, et enfin tout se repasser entièrement et refaire des réglages si nécessaire. Exporter le tout et voilà, le plaisir est déjà bien moins intense.
La mise en ligne pourrait apparaître de l'extérieur comme un nouveau summum de ce qui devrait rendre si plaisant la réalisation de ce podcast, la Rencontre avec l'auditoire, mais il faut avouer que ce n'est pas le cas. Une fois le casque audio enlevé, une fois délivré de cette prison auditive qui me coupait avec délice du présent, du temps réel, des véritables bruits de la vie extérieure, une fois le travail fini, l'enchantement l'est aussi. L'épisode se conjugue déjà au passé - même si je suis encore la seule personne à en connaître le résultat. Que l'entretien balado-diffusable soit apprécié une fois disponible, tant mieux, mais ce n'est plus de mon ressort. C'est le processus de sa fabrication qui, pour moi, non seulement provoque un renouvellement permanent du plaisir, mais aussi donne à ce podcast tout son sens.
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